Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #32 janvier février 2015
Édito Voulez-vous ajouter un destin ?

Les enfants n'ont pas d'histoire ; ils ont une mémoire.

La mémoire empêche-t-elle la barbarie de s'abattre ? Non. Il nous reste à continuer à jouer, à tisser notes et mots.

La phrase ci-dessus, en italiques, je l'ai entendue voici 30 ans dans Prénom Carmen de Jean-Luc Godard (1). On peut la tordre dans tous les sens, la poésie en est irréductible. Le paradoxe apparent cache une vérité toute simple : on se construit soi-même avec ce qu'on vous donne. Ce qui nous conduit à la remarque amère du personnage de Malraux : ce n'est pas 9 mois qu'il faut pour faire un homme, c'est 60 ans ; ensuite, il n'y a plus qu'à mourir. Ou, comme le dit plus vite Cavanna : stop / crève.

L'élastique de l'histoire contemporaine tel qu'il me plaît de le voir aujourd'hui, se tend entre deux pôles. Il y a l'intuition nietzschéenne qui nous enseigne qu'on ne peut vivre sans oubli. C'est tentant, mais l'idée est encore un produit de culture : pour oublier, il faut savoir, avoir appris. Néanmoins la tentative flamboyante et désespérée du philosophe de trancher les amarres d'une folie enracinée dans l'hérédité, se trouve en partie confirmée par la science qui nous dit aujourd'hui que le cerveau, pour survivre et s'adapter, doit oublier.

Et puis il y a la mémoire comme idéologie : fabrication a posteriori de l'Histoire. Nous butons là-dessus à chaque pas dans nos pratiques musicales.

La mémoire, depuis le début de l'histoire mustradémienne nous l'avons traitée comme elle le mérite : avec tendresse et désinvolture. 25 ans d'aventures musicales se résumant à cette seule idée : on ne crée du vrai qu'avec du faux (2). Ce qui est entendu aujourd'hui s'appuie sur des constructions abstraites, des idées que l'on se fait (ou pas) d'une grammaire, d'une histoire qui nous pré-existe.

A tel point qu'on peut se demander si la musique traditionnelle n'usurpe pas la question patrimoniale. Tout est patrimoine ; et ailleurs (dans le jazz par exemple) on n'en fait pas tant d'affaire. Dans ce que nous collectons depuis l'an dernier avec l'équipe d'In Situ, rien (ou presque) n'est traditionnel, mais tout fait culture ; terreau fraîchement remué d'une mémoire rappelée. Là pas besoin d'archive, de support : entre nos doigts, cela palpite.

La mémoire utilisée aujourd'hui à des fins de commémoration a quelque chose d'obscène. Non, la mort ne transforme pas la vie en destin (encore Malraux). Nous pouvons prendre par la main, à chaque instant, celui que nous avons été hier, et le regarder, le guider, avec respect et compassion ; nous murmurer tout bas le vers d'Apollinaire Enfant je t'ai donné ce que j'avais Travaille ; nous réconcilier avec nous-mêmes ; disperser notre ivresse dans des flacons artistiques qui seront bus par d'autres. Conjurer la fatalité qui n'est, comme le reste, qu'une vue de l'esprit. Faire des choix, et l'enseigner aux autres. A chaque instant de nos vies, ajouter un destin (3).

Bon. A part ça, la mémoire c'est bien utile, dans les labyrinthes du quotidien. Ainsi le 6 janvier 2015, Antonio Fischetti, journaliste scientifique à Charlie Hebdo, se souvint qu'il devait le lendemain assister à…un enterrement ; et renvoya ainsi le sien.

Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com

(1) Voici également 30 ans que j'ai oublié d'où sort cette citation, qui n'est bien sûr pas de lui. Malraux, Giraudoux ? Si d'aucuns peuvent m'éclairer, vous seriez ben aimables, merci m'sieu-dames.

(2) C'était l'argument de notre création Fragments d'Ailleurs avec Montanaro…

(3) J'ai eu quelque temps un téléphone qui me demandait toutes les 5 minutes si je voulais "ajouter un destin." La première fois, avant que je considère l'abréviation, me fit basculer dans une de ces failles poétiques qui me mit en joie pour la semaine. On me ravit avec peu de choses.

 
          
 
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