Newsletter #29 | juillet août 2014 |
Édito Le continent en plastique | |
Attention, édito sans humour. Risquons ici une parole qui se démarque un peu du consensus mustradémien. Le 22 mars a été proposé par des "partenaires sociaux" qui ne représentent personne dans le monde du spectacle, un accord réformant l'intermittence dont tout le monde s'accorde à dire qu'il n'est pas bon. Le gouvernement dit que oui, mais qu'il va l'agréer quand même (1). Ce qui pose deux problèmes : de stratégie et d'éthique. Stratégiquement, c'est compliqué. A la vérité, la situation n'est pas tout à fait la même qu'en 2003 où la grève du mois de juillet (et en particulier, l'annulation d'une partie du festival d'Avignon) avait clairement entraîné pour les artistes et techniciens des adoucissements à la réforme agréée en 2006, ainsi qu'une prise de conscience des élus, du public et des collectivités, quant à la vivacité et au poids formidable de l'économie culturelle du pays ; ceci n'est plus à faire aujourd'hui. L'annonce récente par Manuel Valls de "mesures" destinées à marteler le mantra réformiste du gouvernement, à diviser les artistes et à préserver l'économie des festivals d'été, trace clairement la ligne de fraction de stratégies qui dépassent de loin l'enjeu artistique. D'un côté la préservation des outils (syndicaux, paritaires, gouvernementaux, réformistes en un mot, bref la profession de foi des démocrates libéraux qui tiennent l'Europe). De l'autre, l'idée qu'il s'agit moins de protester contre l'accord lui-même, que d'imposer les travaux du Comité de Suivi qui bosse depuis 10 ans et dont les propositions ont été approuvées et signées par ceux-là même qui aujourd’hui s’asseyent dessus ; et, au-delà, que le paritarisme est dévoyé (une "discussion" paritaire ne reflète jamais qu'un rapport de forces), que l'intermittence est le modèle futur d'un meilleur partage du travail, qui prend en compte la précarité, et la mort du plein emploi. Qu'il soit difficile de s'orienter dans ces choix devrait au moins nous faire prendre conscience qu'il est peut-être temps, comme en 2003, de s'arrêter un peu, faire un pas de côté pour réfléchir. Nous n'en sommes même pas là. Télérama, à cet égard, est parfaitement dans l'air du temps, qui conclut significativement son dossier Une culture si précaire par une page entière dédiée à une compagnie pour qui "ne pas jouer, c'est ce qu'il y a de pire" (sans qu'on sache pourquoi, au-delà de l'argument économique bien compris). Le titre même est lourd de sous-entendus : cette culture est "si précaire" qu’elle doit à toute force être préservée, c'est-à-dire s'accomplir contre vents et marées. Au risque de perdre la finalité artistique, qui doit rester libre de s'arrêter, de s'effacer devant les nécessités du temps. Or on sait depuis 2003 que paralyser l'économie d'un pays n'est pas la meilleure façon pour les précaires d'être entendus : c'est la seule. Oh, devant une bière nous en sommes tous d'accord. Il faut faire quelque chose. Quelque chose d'utile. Se mettre en grève, alors ? Ah non. Ben pourquoi ? Là, les réponses pleuvent, en prise directe avec le petit lexique de France Info : on se tire une balle dans le pied. On scie la branche sur laquelle on est assis. Voire, on prend le public en otage, oui oui oui. Devant un tel déferlement de pensée pure, on est tenté de répondre que les petits ruisseaux font les grandes rivières. Vient ensuite : pour que ça marche, faut que tout le monde la fasse (et je vais donc m’empresser d’attendre que tout le monde la fasse…). Etc. Mais baste. Le pari est fait, comme en 2003 : nous passerons entre les mailles du filet. Et merde pour les autres. Quitte à retrouver, sur nos scènes préservées de ce vide qui nous terrifie, des accents robespierriens pour dénoncer l'injustice qui nous est faite. Faisant comme celui qui cherche ses clés sous le lampadaire au lieu de les chercher là où il les a perdues. Nous retrouvant ainsi dans la peau des Chanteurs engagés de Philippe Val, qui serrent leurs petits poings sur leurs petits micros / Pour que l'on prenne conscience que tout ça c'est pas beau. Avec la satisfaction d'avoir "informé" un public au fond rassuré d'avoir pris ses artistes préférés en flagrant délit de ne pas savoir joindre le geste à la parole (2). A titre tout personnel, je ne comprends pas ces atermoiements, ces ronds-de-jambe; ce déni de responsabilité. Partisan de la liberté du travail, je ne me sens pas le droit d'aller bloquer les spectacles des autres. Mais je me sens tout aussi incapable d'aller faire le zouave sur une scène quand le monde dans lequel j’évolue tous les jours est en feu et qu'il est, en conscience, beaucoup moins difficile de s'arrêter, surtout quand il est prouvé que ça marche. A quoi sert-il de rester debout seul au milieu d'un tas de ruines, à porter une parole dont tout le monde se tamponne (3) ? Heureusement, il y a d'autres sujets de bonheur : les spectacles des amis, par exemple. Fin mai, j'étais à la première du Voyage d'Ismaël. Pièce composée par Jean-François Vrod et Sylvain Lemêtre, avec le trio la Soustraction des Fleurs et un choeur d'adolescents dirigés par l'excellent Cyrille Colombier. L'argument : le Continent en Plastique (sous-titre du spectacle) qui se développe dans l'Atlantique avec les déchets de nos civilisations de plein emploi. Le thème un brin bateau (ha, ha) donne heureusement lieu à une fable, un pastiche, une suite clandestine à Moby Dick, avec quelques bouffées d'Arthur Gordon Pym (4), opéra à la matière musicale (cordes, voix et percussions) riche, dense, pesée, surprenante, parfaitement dans la lignée du trio, brassant écriture contemporaine, improvisation, réminiscences traditionnelles et conte goguenard. Le plaisir esthétique mis en réserve pour la vraie vie (celle qui continue quand on n'est pas sur scène), c’est un mois plus tard que l'histoire rattrape la fiction. Force est de constater que le Medef et la CFDT ont gagné, dans l'océan congelé de nos têtes, un bail de longue durée. Sous forme d'un splendide et inamovible continent de merde en plastique. |
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Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com |
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A lire en écoutant (pour se calmer) : La Bergère, Etreintes (AEPEM). (1) Rappelons qu'en 2000, Fabius et Aubry, dangereux gauchistes, avaient poliment mais fermement renvoyé les partenaires sociaux à la table de travail, arguant de ce que l'Unedic avait pour vocation d'indemniser les chômeurs et pas de les radier ni de les culpabiliser…Vous souvenez-vous du chaos qui s’en est suivi ? Moi non plus. (2) Nous accréditons ainsi, d'un seul coup d'un seul : 1/ l'idée que c'est uniquement dans les “citadelles” que ça se passe (Avignon, Montpellier…), où il y aurait de gros spectacles que l’on pourrait fragiliser (ce qui met effectivement en danger des compagnies pour qui l'enjeu est là bien pire que pour nous qui n'avons à perdre à la grève que quelques cachets), c’est-à-dire l'idée d'une "culture de classe" (compagnies vs. indépendants) 2/ les thèses de Pierre-Michel Menger selon lesquelles l'intermittence serait un des aspects "dionysiaques" de l'ultra-libéralisme. Trop fort les artistes ! (3) Mais dis donc, ça te va bien, toi de donner des leçons, t'as pas de concert en juillet !! Oui, mais j'en avais en juin. Et toc. (4) Par hasard, je découvrais à peu près en même temps Les aventures d'Arthur Gordon Pym, roman de jeunesse d'Edgar Allan Poe (1838). Putain, les gars ! Il restait donc un Nirvana inexploré ! Freud, Lovecraft, Jules Verne (dans sa version noire), Borges et Robbe-Grillet 100 ans avant ! Je ne m'en suis pas remis. A l'époque où en France on s'apprêtait à liquéfier d'ennui des générations sacrifiées à Vigny et Musset, les Américains, eux, avaient Edgar Poe ! Gloire sur eux. Mustradem dédie tout ce qu'il reste de beau en ce monde à la mémoire de son camarade Yann Manche. |
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