Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #16 mai juin 2012
Édito Tissages et métissages

« De quoi l’Humanité est-elle le commentaire ? »
                                  (Pr Zacharius Godard)

Antonio, mon ami, est écrivain. Je l’ai rencontré pour la première fois il y a 3 ans, à Porto, où Djal se produisait, au détour d’une rue laquée de nuit. Remontant d’un bon pas, vers l’hôtel, une colline poisseuse, j’essayais d’échapper aux effets du mélange porto / bière (là-bas, le porto est somptueux et la bière infecte, mais l’un ne va pas sans l’autre). C’est là qu’il m’est apparu. Depuis, nous nous sommes revus, facilement.

Antonio prétend que c’est le dialogue intérieur qu’il entretient avec les personnages de ses romans qui lui donne, peu à peu, l’envie d’écrire leur vie, comme une obsession dont il doit se débarrasser, une naissance encombrante. Il me demande quel est le roman qui m’a le plus marqué ce printemps. Je réponds Obabakoak de Bernardo Atxaga. C’est une série de nouvelles qui tourne autour d’un village imaginaire en pays basque espagnol, Obaba. Le narrateur n’essaie pas d’approcher la vérité de ce village, qui serait une et indivisible. Il en décrit les habitants sur plusieurs décennies, par petites touches, comme un puzzle jamais complet. Il est notamment question d’un certain lézard, tour à tour séduisant et menaçant, assez petit et habile pour s’introduire dans l’oreille du promeneur assoupi, et faire des ravages. À la fin, le narrateur devient fou. Antonio me demande ce que j’ai vraiment aimé dans ce roman. Entre autres, que la poésie irradie de la structure, affirmant à chaque mot le pouvoir de l’invention artistique. L’image du soleil, le mot soleil, la carte du soleil, rien de tout cela n’est le soleil. Et surtout, chaque pièce du puzzle a son importance, même la plus infime, comme un gué dont le moindre gravier manquant suffirait à faire basculer dans l’abîme. L’ouvrage est solide, cohérent, mais pas suffisant pour rassurer le voyageur sur les raisons de l’ensemble. (Qui a construit le gué ? Une seule personne ? Est-ce une œuvre collective ? Et dans quel but ? Bienveillant, vraiment ? ) Ni sur ce qu’il va trouver de l’autre côté.

On peut d’ailleurs imaginer qu’un autre écrivain fasse revivre à son tour ce village. Une création collective, alors ? demande Antonio. Comme les surréalistes, les situs, ou comme Wikipédia ? Il le fait exprès, pour m’agacer, et pour que je lui resserve un verre. Mais je sais que là-dessus, nous sommes d’accord. Il faut savoir se raconter sa vie. C'est la structuration du discours grammatical, prétend-il, qui forme la compréhension de votre vie. Or ce qu’on peut reprocher à Wikipédia, ça n’est pas de transmettre de fausses informations, c’est de les transmettre dans une forme qui les discrédite. C’est justement un cadavre exquis non signé et pris au sérieux. Un monstre raté, en somme. Aussi anonyme soit-elle, une notule dans un dictionnaire a un auteur qui peut en rendre compte. Un texte dans Wikipédia érige la création collective en absolu mensonger (et voilà, tu m’as énervé). C’est la question de Dieu en littérature que tu poses là, prétend Antonio. Elle n’est pas neuve et tu verses dans le mysticisme. Pas d’accord, réponds-je en nous resservant. On peut être écrivain et avouer en rigolant qu’à aucun moment on en sait plus que ses personnages sur ce qui leur arrive, relis Robbe-Grillet. Mais on assume sa place. Les contributeurs de Wikipédia pensent que la somme des parties ne peut que former un tout. C’est un déni de responsabilité. Et puis, il manque toujours quelque chose au récit d’une vie. Deux phrases successives écrites sur le même homme par deux auteurs différents trahissent l’incohérence d’un point de vue, parce que l’objectivité n’existe pas ; et que deux personnes ne peuvent avoir le même point de vue exact sur une troisième.

Je lui raconte l’histoire du professeur de français qui a piégé – sans les sanctionner - une classe entière d’élèves trop accros à Wikipédia. Il a introduit sur la toile de fausses informations sur un poète baroque du XVIIe siècle, auteur d’un texte qu’il avait demandé à ses élèves de commenter sans se référer aux corrigés informatiques*. La classe s’est rendue en masse sur Internet recopier des informations erronées. Comment finit l’histoire ? demande Antonio. Eh bien, il a fait rougir, puis rire ses élèves, et a gagné une réputation. Mais il y a des gens pour trouver que l’enseignant a mal agi. Moi, non seulement je trouve qu’il a rendu service à l’humanité, mais en plus ça me fait rire aussi. Et comme le prétend un personnage d’un autre écrivain de mes amis : rire, c’est bon pour la santé. Antonio reste pensif. « Tu as raison, mais tu t’occupes trop des commentaires. Combien de gens prenaient la peine de lire le dictionnaire avant Wikipédia ? » dit-il après un silence.

Avant de rejoindre l’endroit où il habite depuis peu, Antonio m’a remercié. Il ne connaissait pas l’histoire, et ça n’avait pas été facile de la lui traduire. Il faut dire qu’Antonio est italien – je ne le parle pas – et, qu’en plus, il est mort. Il m’a semblé qu’en partant il prononçait quelques mots sur un mythe moderne, et qu’une culture qui ne produisait plus de mythes n’était pas en bonne santé, ou quelque chose d’approchant. Comme, au départ, il s’agissait qu’il me donne un coup de main pour mon prochain édito, je me suis demandé comment j’allais relier, moi, ces divagations, à la pratique de la musique traditionnelle vivante. Mais il y avait, tout d’un coup, beaucoup trop de vent.

À Antonio Tabucchi (1943-2012)

Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com

* http://www.laviemoderne.net/clapotis/009-comment-j-ai-pourri-le-web-suite.html

 
          
 
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