Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #15 mars avril 2012
Édito Répétez, dit le Maître

« Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois. »
                                  Alain Badiou, acteur chez JLG, « Théorie du sujet » (1982)

Dans un ouvrage déjà ancien, Bruits (1977), Jacques Attali fait reposer sa théorie de l’économie politique de la musique sur le seul usage marxiste du terme « répétition » : la représentation musicale (unique et privée, réservée aux puissants dans l’Ancien Régime), doit, pour générer du profit et servir les intérêts de la bourgeoisie industrielle, faire place à la reproduction mécanique. Passionnante souvent (le procédé, à l’origine, est inventé pour conserver, pas pour répliquer ni diffuser), son analyse est typique des utopies de la fin des années 70, et prophétique à plusieurs égards : la production musicale va se ré-individualiser, chacun sera compositeur, maître de ses propres outils, de nouvelles musiques vont apparaître qui dépasseront la dialectique capitalisme / contestation, etc. Mais comme toutes les séduisantes constructions théoriques, en bien des points elle brade allègrement la réalité.

Ainsi nous, musiciens et publics, savons bien que la répétition (mécanique) n’est pas « le sous-produit de la représentation ». Ni le contraire. Et que la musique du futur qu’appelait Attali de ses vœux était déjà présente en germe dans la musique de son époque (concerts pop, free jazz) dont il n’observe les codes que très superficiellement. Et que surtout, à esquiver toute analyse esthétique, on renonce à restituer le monde dans sa complexité.*

Un passionnant corollaire de la question « à quoi ça ressemble, le monde ? » peut s’énoncer ainsi : comment se fabrique un objet, et est-il réellement possible de répéter quelque chose à l’identique ? L’histoire de l’art s’amuse avec ça depuis des décennies. Restons dans l’objet sonore. Effectivement, en musique classique, la partition est un référent majeur, quelque chose comme la parole d’un Dieu mort. C’est ce qui dissuade encore bon nombre de musiciens d’apprendre à lire, comme si ignorer le langage permettait d’échapper à l’Autre, fantasme régressif. Mais interprétation n’est pas duplication. La microvariation, à l’époque baroque, existe déjà, les procédés d’improvisation aussi. Et le corps humain est un micro d’une éternelle infidélité.

Dès lors, si la répétition exacte est impossible, on ne voit pas ce qui empêcherait le musicien, en théorie, de répéter indéfiniment la même phrase. Le même thème. La même danse. Demandez aux danseurs en bal, si ça ne les botterait pas. On imagine aisément un musicien qui ne cesserait jamais de jouer : l’objet musical tendrait-il vers le même, ou se transformerait-il tout seul, au fil des ans ? Qu’est-ce qui favorise le mieux l’évolution ? La répétition ? Ou le discontinu ? Ah ah. Un chanteur traditionnel répète-t-il vraiment tous les jours la même chanson ? Il le prétend, mais les collecteurs savent bien que non. La question se pose d’autant depuis que les musiques traditionnelles, dans les années 70, ont récupéré les codes du spectacle : on se plaît à penser que la tradition ne s’est pas interrompue. Et qu’en cela elle est spécifique. Mais un musicien baroque et un musicien traditionnel qui joueraient 24h sans s’arrêter, sans partition, verraient à l’évidence leur objet musical, comme une phrase d’enfant répétée de bouche à oreille d’enfant, transformée de même. Tant la musique ne vaut que ce par quoi elle nous échappe. Se fabrique toute seule. On dira que je m’assieds joyeusement sur les spécificités historiques de ces musiques. Certes. Mais qu’en est-il aujourd’hui où c’est la même société qui les produit ?

Les concepts. On manque de concepts, dans nos musiques, d’idées de jeu**. Philippe Krümm nous rappelle, dans l’édito de Trad Magazine n°141, qu’on fête cette année les 40 ans du concert d’Alan Stivell à l’Olympia. Oui, le fameux concert de février 1972, qui fit connaître la musique bretonne (les Celtes n’existaient pas encore) au monde entier. Il prétend qu’il y était (on est pas tous égaux, l’égalité est un mythe). Moi, j’ai tellement joué par-dessus le disque que je peux presque aujourd’hui m’y entendre. Ce qui n’est pas loin de valoir acte de présence. Bref, à cette occasion, Stivell remonte sur la scène de l’Olympia. Fait-il la même chose ? C’est ça qui serait rigolo. Le même concert. A la note près. Avec les mêmes musiciens : Gabriel Yacoub, Dan Ar Bras, René Werneer, Michel Santangeli, etc., qui sont, que je sache, tous encore là.

Ne rêvons pas. Ou plutôt, rêvons, après la répétition, à la substitution. Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte au mot près, c’est du Pierre Ménard. Gus Van Sant refilmant, plan par plan, le Psycho d’Hitchcock, c’est du Gus Van Sant. Et c’est génial. Stivell refaisant le concert de l’Olympia 40 ans après serait-il encore Stivell ? Ou un clone de Stivell ? Ou un autre ? Grave(s) question(s). En tout cas, moi ça m’intéresse. Et l’idée d’un Stivell momifié, se réveillant après 40 ans d’hibernation pour entonner Tri Martolod…ça ne peut pas être pire que Nolwenn Leroy, non ?!

Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com

* En attendant de manquantes études sur le paysage sonore en milieu traditionnel, on lira le passionnant ouvrage de Martin Barnier "Bruits, cris, musiques de films – les projections d’avant 1914" sur l’environnement sonore du cinéma primitif (Presses Universitaires de Rennes, 2010).

** Par exemple, notre ami accordéoniste Patrick Reboud travaille à une expérience inspirée des Cent Mille Milliards de Poèmes de Raymond Queneau : un immense réservoir de mazurkas, formées de phrases musicales articulables en combinaisons variées. L’OUMUSTRAPO (OUvroir de MUSiques TRAditionnelles POtentielles) n’est pas loin !

 
          
 
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