Newsletter #09 | mars avril 2011 |
Édito Média(s) (suite) : le sujet disparu | |
ou "ma concierge s'est mise à la mazurka, elle a vu Architecte" Personnages imaginaires cherchent aventure collective dans la vie réelle On se pose aujourd’hui la question de la présence des musiques et danses trad dans les médias. Fantomatique, dit-on. On peut décider de s’en moquer (les réactions à ce sujet, après mon dernier édito, sont mitigées). Ou de prendre son bâton de pèlerin et d’assiéger radios, télés et journalistes. Il faut avoir le temps. Et ce faisant, on constitue, sans même le vouloir, on représente, on incarne un sujet qui va vite être source de malentendus. De quoi parle-t-on, de quelles musiques, de quel milieu ? Qui sommes-nous ? Déplaçons-nous. Que dire, alors, des danses et musiques de tradition dans le cinéma ? Les réactions sans fin manifestées sur Tradzone à quelques notes de bombarde et de biniou entendues dans un film français sorti l’an dernier, sont éloquentes : tout de suite, on est dans l’autre, l’inquiétante étrangeté, mais elle ne nous inquiète plus : l’autre, pour une fois, c’est nous. Hourra, on nous voit, on nous entend, nous existons à la lumière ! On écrira un jour sur les traces que les musiques et danses issues de la tradition laissent çà et là dans le cinéma français. Elles évoquent, vite fait, celles du nègre dans le cinéma américain : d’abord absent, nié, sous le tapis (1), puis venant de lui-même se constituer comme sujet ridicule, sujet de folklore (voir, pour la musique, les fictions paysannes de l’ORTF des années 70), comme on se constitue prisonnier. En attendant d’être reconnu comme sujet sérieux, à part entière. C’est-à-dire digne d’être recolonisé. En assimilant musique et danse trad à un sujet autonome, idéal, on se condamne à des frustrations sans fin ; du moins tant qu’on n’invente pas soi-même, tant qu’on ne grappille pas ici où là, les espaces où nous pouvons affiner nos sujets respectifs, faire combattre nos marionnettes, huiler nos désaccords. Mais en attendant, dov’è la libertà ? En pensant à tout ça, on tombe un jour sur Architecte. C’est un moyen-métrage (44 mn) de Samuel Buton, qui circule actuellement sous forme de DVD. On y voit des parquets de bal, des danseurs, jeunes et beaux, la musique est envoûtante et sophistiquée (il semble que cela soit du néo-trad (2)). Dans la salle où l’on projette, j’entends : « pfff, moi, les films sur la danse… » Ça n’est, enfin, et heureusement, pas un film sur la danse (on n’y entend pas une fois les mots « danse » ni « tradition »). Du moins, ni plus ni moins que les films qu’on tourne depuis des décennies autour de la danse contemporaine. C’est-à-dire où la danse n’est pas sujet, mais objet – parmi d’autres - d’une dramaturgie, d’une construction, d’une écriture, bref d’une fiction naissante. Un sujet, ça se désire (c’est pas moi qui le dis, c’est Lacan) et ça se mythifie. Un objet, ça se travaille. Ça se tripatouille, ça se façonne. Et puis, « tourner autour » plutôt que « sur », jolie déclaration de cinéma ! Et qui respecte les lois de la pesanteur. Ce qui frappe avant tout, sans analyser qualités et défauts du film (Buton n’est pas JLG, mais on sent qu’il y travaille), c’est que les danseurs de Samuel existent d’abord au sein d’un territoire de cinéma, soit un alléchant paysage imaginaire (eau, ciel et terre) où tout paraît possible : croiser un adolescent titubant sur une route américaine au son du Bacchu-Ber (3) ou 3 adolescentes à l’assaut d’un monolithe australien d’où elles ne redescendront jamais (4). Un espace poétique de liberté, de fiction, d’invention. Ici, c’est avant tout un espace d’organisation du corps (l’espace vide de Peter Brook, où naît le théâtre ?), un espace de danse, de socialisation. C’est aussi, ô surprise, un film politique, mais rassurez-vous, ça n’apparaît qu’à la fin. On y superpose très finement, par le montage-image et une pirouette finale du texte entendu, l’organisation des corps-en-danse et des corps-au-travail. « Architecte c’est le concept géographique de territoire comme moyen de locomotion, c’est l’univers de la danse et du travail comme paysage, l’homme sculpteur, bâtisseur de son territoire comme itinéraire, et c’est le devenir comme direction. », dit Samuel Buton. Expérimental ? Au stade où nous en sommes, certainement. Donc, comme toute espèce de cinéma expérimental, c’est beau et on aurait tort de s’en priver, avant que Samuel ne parte filmer des couples qui se disputent, avec les moyens qui conviennent à son talent. Architecte, le premier film néo-trad, dans le sens où danse et musique sont objets d’invention, de création, de re-présentation neuve, lavée, désacralisée ? Objets de la normalité, de l’empreinte artistique…Enfin quotidiens, rendus à la transformation, à l’accidentelle et humaine érosion du temps. |
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Christophe Sacchettini - tofsac@mustradem.com |
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Architecte, de Samuel Buton (2010) : http://architecte-lefilm.blogspot.com (1) avant 1940, le cinéma était urbain, bourgeois et théâtral ; après 1945, le mal pétainiste était passé par là, et l’on figea les objets du patrimoine dans le folklore. Pour les en tirer, il faut forcément reposer toute la question de la représentation… (2) rassurons ceux qui seraient chatouillés du vilain mot d’ « autopromotion » en lisant notre nom – parmi d’autres – au générique : d’abord, c’est pas un vilain mot, ensuite nous ne sommes pas intéressés aux bénéfices ! (3) My own private Idaho, Gus Van Sant – 1991 (4) Picnic at Hanging Rock, Peter Weir - 1975 |
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