Mustradem - Musiques Traditionnelles de Demain
Newsletter #36 septembre octobre 2015
Édito La Grèce, le silence, et les trous

Avant de se faire un avis sur le bras de fer qui a opposé pendant des années la Grèce et l'Europe, il est bon de se demander comment parler aujourd'hui de la Grèce. De quoi au juste parlons-nous, et quel récit commun construire aujourd'hui avec la Grèce pour lui rendre un peu des mythes qu'elle nous a légués ?

Ces questions, le cinéaste Chris Marker se les est posées avant nous. Je me suis plongé ces jours-ci - pour prolonger l'ivresse musicale du stage et d'Etétrad ! - dans la série L'Héritage de la Chouette, 13 passionnantes séquences de 25 mn filmées pour la télé en 1989 (1). Marker invite à se réunir en symposium, aux 4 coins de la planète, des gens (philosophes, historiens, mathématiciens, artistes…), grecs, européens ou autres, à qui il demande comment ils vivent aujourd'hui, dans leur recherche quotidienne, ce lien, réel ou supposé, avec la Grèce Antique. Foisonnantes et complexes, toutes les réponses nous réconcilient d'abord avec l'idée de communauté humaine. Ensuite, elles décortiquent les mythes. La Grèce est un pays dont l'histoire moderne commence au début du XIXe siècle - très récemment donc, et dont les soubresauts tragiques conduisent, peu à peu, à la République actuelle qui n'existe en tant que telle que depuis 1974. La chanteuse Angélique Ionatos, l'écrivain George Steiner, pointent le paradoxe suivant : ce sont les admirateurs européens, irrigués de culture helléniste depuis la Renaissance, qui sont à l'origine de l'engouement pour la Grèce Antique qui fait d'Homère le père incontesté de toutes les littératures modernes. Les Grecs ont finalement retourné à leur avantage - non sans cette légère amertume de qui est vu pour plus que ce qu'il est - ce lien mythique avec l'Antiquité que les touristes et intellectuels du monde entier étaient venus chercher chez eux. Bref, comme nos musiques traditionnelles, la Grèce Antique est une idée 1/ moderne 2/ fabriquée en grande partie de l'extérieur. Etonnant, non ?!

Dans la séquence consacrée à la musique (2), le compositeur Iannis Xenakis défend l'idée suivante : la rythmique, importante dans la musique antique, conduit facilement à la transe parce que le corps humain, traversé de pulsations physiologiques vitales, la comprend instinctivement. Je lève le doigt et pose la question : mais, msieu, notre bourdon, alors, le fil qui porte l'histoire de l'humanité jusqu'à nous via les traditions du monde entier, la mélopée de l'âme et tout ça ? Ça serait-y donc pas 100% naturel ? Non, mon p'tit gars, me répond Xenakis rien que pour moi. Ton bourdon, c'est venu après, c'est une construction religieuse. La transe, je te dis, le dance floor, y a que ça de vrai. Ah bon.

C'est comme ça que j'aime l'Histoire : comme Rubik's Cube fabriqué d'allers-retours entre des faits, de la théorie et du jeu. On y fabrique à tour de bras du vrai avec du faux et on ne s'y ennuie jamais. Moi que l'idée du rapport entre continu et discontinu ne titille pas d'hier, ceci me ramène à un autre bris-collage.

Il est un album cher à tous les amateurs de fantasmes sonores : c'est Musique de la Grèce Antique de Gregorio Paniagua (3). La méthode est célèbre : Paniagua y présente un panorama de musiques recueillies sur des supports archéologiques datant de l'Antiquité grecque : papyrus, vases, etc. Supports évidemment incomplets, troués, fragmentés. Y entend-on une musique lisse, polie et finie comme un oratorio ? Nenni, mais bien plutôt un vrai bazar musical : dissonances, timbres inouïs, sons gutturaux, évoquant aussi bien le free jazz intergalactique de Sun Ra qu'une BO de film expérimental, l'Ircam qu'un folklore vénusien. Paniagua cimente à la colle apparente un puzzle censé reconstituer 800 ans d'Histoire (vous imaginez ce qui s'est passé en France en 800 ans ?). Rien de ce qu'on entend ici n'a certainement jamais été joué tel quel. Il fait des choix, reconstitue, bouche les trous. Ou pas. Çà et là, il choisit de laisser parler le silence.

Bref, cet album, comme les nôtres - et tous ceux qui invoquent un passé plus ou moins connu, est une fiction. Notre Grèce est une fiction. Pleine de trous, que nous remplissons frénétiquement, un peu comme on veut. Et comme derrière chaque fiction, on trouve aussi des gens qui meurent, démerde-toi avec ça. Entre les trous et le silence (4).

Ah oui. Ceux qui comme moi avaient déjà assez à faire avec le latin pour se coltiner le grec, apprendront grâce à Chris Marker un autre truc pour briller dans les salons : symposium, ça ne veut rien dire d'autre que boire ensemble. La culture antique, c'est parfois moins compliqué que ce qu'on s'imagine, s'pas ? Là, tout de suite, je vous sens plus à l'aise.

 

Christophe Sacchettini
tofsac@mustradem.com

(1) visible en intégralité sur Youtube, sauf l'épisode 7.

(2) Episode 8 : Musique ou l'espace du dedans

(3) Harmonia Mundi, 1978

(4) L'amour consiste à retrouver sa moitié perdue, dit Aristophane dans Le Banquet de Platon. Ecrire un récit commun commence en se bouchant mutuellement des trous - ça, c'est moi qui le dis. Entre l'amour et la pure colonisation de l'autre, existe un vide aux contours duquel l'être humain construit, pas à pas, sa liberté….

 
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